Vous avez lu les classiques de la littérature au secondaire, découvert
Marx et les existentialistes au cégep, les œuvres fondatrices des
sciences humaines à l’université, pour finalement proposer les débuts
d’une œuvre balbutiante encore jeune adulte. Après votre premier enfant,
vous avez lutté quelque peu pour ne pas vous avouer vaincu en lisant
quelques ouvrages consistants, pour finalement abandonner, vaincu par la
force combinée du deuxième enfant et de Netflix. Désormais, les
journées commencent avec la Patte Patrouille et finissent avec les
Monsieur / Madame.
Bienvenue dans le club.
Laissez votre bonheur au vestiaire, nous allons traverser l’enfer.
Harry Potter. L’histoire tourne autour d’un personnage principal cultivé, volontaire
et courageux qui fait de brillantes études dans une école de
sorcellerie. Malheureusement, Hermione Granger est flanquée de deux
tapons, un rouquin pauvre du nom de Ron et un certain Harry Potter. Ce
dernier est particulièrement pénible : il fait des cauchemars sans arrêt
et se tapote le front à la moindre contrariété. Tout au long de la
série, Hermione fait du mieux qu’elle peut pour le sortir du trouble
grâce à ses talents et son courage, sans qu’elle n’en obtienne le
moindre crédit, alors que tout le monde n’en a que pour Harry qui est
reconnu partout où il passe. Au fil des épisodes, on la voit maîtriser
la potion du polynectar, élucider l’énigme du basilic, sauver
simultanément le parrain de Harry et l’hypogriffe de Hagrid tout en
maintenant une moyenne de 120% dans son cours de divination, qu’elle
abandonne généreusement pour se mettre à niveau avec les autres.
Dans le quatrième épisode, Hermione se
résout à fréquenter un fasciste bulgare qu’elle domine
intellectuellement – « entre nous, c’est purement physique »,
explique-t-elle sans ambiguité – pendant que les deux flanc-mou
traînent leur corps dont ils ne savent que faire ni dans un bal, ni avec
une fille. L’héroïne s’efface quelque peu dans les derniers films de
la série, avec comme résultat que tout se met à chier : le prince des
ténèbres est plus fort que jamais et Dumbledore, le boss des bons, meurt
assassiné. En dépit de sa désagréable expérience des rapports sociaux
de sexe, où les réalisations des filles sont systématiquement mises au
crédit des garçons, elle finira ce qu’elle a commencé pour aider les
deux tapons à triompher du mal avant que Harry ne se mette, pour une
ixième fois, à se plaindre de migraines. Venue à bout des misérables
défis que lui offre la vie, Hermione, se rendant compte qu’elle est
condamnée à vivre dans un monde de médiocres, regarde les deux
andouilles, pondère ses options et, de deux maux choisissant le moindre,
épouse Ron le rouquin. Quant à Harry Potter, sept livres et huit films
ne seront jamais venus à bout de la question qui taraude autant le
personnage que le spectateur : pourquoi lui?
Caillou. Le caractère insupportable de Caillou ne vient pas de sa voix naze et
stridente, ni de son comportement qui nous rappelle invariablement que
nos enfants nous énarvent (va prendre ton bain, crisse, pas besoin d’en
faire une émission de télé), mais précisément de l’extrême banalité des
situations qui justifient le moindre épisode. Caillou « s’habille », «
râtelle des feuilles », « range ses jouets », « envoie une lettre »,
« prend l’autobus », « répond au téléphone » - il y en a 144 de même. On
peut concevoir que pour le personnage comme pour le spectateur en bas
âge, ces « petits événements du quotidien se changent vite en grandes
aventures », comme le dit le synopsis, mais l’adulte dans le salon ne
peut que sangloter nerveusement en constatant quelle ruine est devenue
sa vie. Ce dernier aura un ultime sursaut de défense animale quand,
après avoir entendu la toune six fois en trente minutes, il envisagera
de démolir son téléviseur à mains nues dans la bave et le sang ; mais
parce qu’on est samedi matin et que ses enfants sont dans la pièce, il
se retiendra et se contentera d’une autre shot de Jack Daniels.
La série Caillou se distingue, dans la littérature jeunesse, par sa
radicale absence d’imagination ou de fantaisie. Chaque épisode est un
parfait duplicata du réel. Caillou ne chevauche ni arc-en-ciel ni
licorne, il ne voyage pas dans le temps, et semble de manière générale
complètement imperméable à toute forme d’expression artistique. La seule
chose qu’il hallucine, ce sont des phénomènes parents-normaux. Quand le
petit garçon s’emporte et se met à jouer et inventer, ses parents sont
là pour le féliciter, tout en lui signifiant que les choses ont un nom
et les objets, une fonction. En effet, que la vie de Caillou soit platte
et conformiste est certainement dommage, mais l’enfant chauve n’y peut
rien : il est le produit de ses géniteurs. Les parents de Caillou, qui
s’appellent respectivement « maman » et « papa », ne crissent absolument
rien en dehors de leur famille. Ils n‘ont notoirement pas d’amis, et
même si « maman » se donne parfois un petit air pressé, suggérant
qu’elle a peut-être autre chose à faire, elle passe son existence à
encadrer son fils, au détriment d’ailleurs de la sœur Mousseline,
définitivement la négligée de la famille. Tout cela est merveilleusement
illustré dans le livre Caillou au restaurant : ayant câllé une gardienne pour la soirée, les parents de Caillou font ce qu’aucun parent n’a jamais fait et amènent Caillou avec eux, laissant Mousseline à la gardienne. Cheap shot. Soirée de marde.
Martine.
La série Martine, qui montre aux petites filles comment être de petites
filles, se comprend beaucoup mieux lorsqu’on accepte qu’elle est l’œuvre
d’un pédophile. Ce que Martine fait de mieux, c’est de montrer son
entrejambe et ses petites culottes. On les voit régulièrement dans les
premiers numéros de la série, et même en couverture de Martine au zoo.
Questionné sur le sujet, l’illustrateur a répondu qu’à l’époque, la
mode était aux minijupes. Il ne s’est pas étendu sur la mode des
contreplongées ni sur celle des monsieurs libidineux qui dessinent des
enfants en sous-vêtements. Il assurait toutefois, avant sa mort en 2011,
qu’on ne verrait pas Martine le nombril à l’air, bien que ce soit la
mode d’aujourd’hui, pour des questions de « pudeur ». Hé ben.
Quant à l’éditeur Casterman, il a fini par se défendre ainsi : « Comme
beaucoup d'enfants dans leurs jeux, Martine imite les grandes personnes,
est-il écrit dans le dossier de presse. Attention : il ne s'agit pas de
se méprendre, c'est une enfant-femme, pas une femme-enfant. Martine, ce
n'est pas Lolita. » La précision serait bienvenue si on pouvait la
comprendre, quoiqu’à tout prendre, Martine serait peut-être mieux en
contrôle de sa sexualité que dans son inéluctable devenir-femme, comme
on nous le montre dans « Martine fait des courses », « Martine fait la
cuisine » et « Martine petite maman ».
Pour le reste, Martine est une petite bourgeoise qui mène un train de
vie impressionnant à l’abri des contingences du monde réel. Elle fait du
cheval, des voyages de ski dans les Alpes, elle s’initie à tous les
arts, elle voyage en bateau, en avion, en train, en montgolfière. Bref,
dans le schéma du grand tout de Pierre Bourdieu, elle est en haut à
droite : pleine de culture, mais surtout pleine de fric. Elle est
accompagnée de son chien Patapouf, dont le nom semble refléter la
balourdise. On voit aussi tout le reste de sa famille, dont les membres
sont tous plus inintéressants les uns que les autres. De manière
générale, les histoires sont abominablement longues et pleines de texte,
et l’adulte qui les lit le soir à son enfant aura besoin de se mettre
des cure-dents sous les paupières pour passer à travers.
Paddington et le père Noël. Paddington est un ours originaire du Pérou et qui vit maintenant à Londres dans une famille anglaise tellement platte et ordinaire que son nom de famille est Brown. Une famille nucléaire ben straight avec deux grands garçons qui parlent pas, un bonhomme à moustache et une vieille grébiche acariâtre, l’ensemble rappelant cette vieille blague des Monthy Python sur les familles nombreuses irlandaises :
Mari : Ah, ces catholiques! Ils ont un enfant à chaque fois qu’ils font l’amour!
Femme : Mais c’est pareil pour nous mon chéri.
Mari : Qu’est-ce que tu veux dire?
Femme : Mais… nous avons deux enfants.
Bref, pas question de remettre ça, et si la famille doit s’agrandir, ce
sera par l’adoption internationale et interspéciste. Sorti du
tiers-monde, Paddington célèbre Noël à l’occidentale en se rendant au
centre d’achats. Les quatre humains et leur ourson espèrent y débusquer
le dieu de la société spectaculaire-marchande qui vit là, le père Noël.
Ils font un tour de petit train qui récrée la fantasmagorie
benjaminienne des passages en miniature, pendant que la vieille grébiche
n’arrête pas de chialer du haut de son privilège d’occidentale. Ils
arrivent enfin au gros bonhomme rouge qui a deux grands sacs de
cadeaux : un bleu pour les garçons, et un rose pour les filles.
Paddington, qui n’est ni l’un, ni l’autre, découvre, en même temps que
l’hétéropatriarcat, son identité queer. Il n’est pas le seul : tout le
monde se rend subitement compte qu’il y a un fucking ours dans le magasin. On capote et on pourchasse cette incarnation de la différance
derridienne. Le livre se termine naturellement en apologie du
fétichisme de la marchandise, alors que Paddington reçoit du Père Noël
un pot de confitures « maison » pourtant produit par l’agroalimentaire
industriel, illustrant que les masses laborieuses et dominées sont
facilement achetables avec des ersatz frelatés et qu’ici comme ailleurs,
comme disait grand-papa Debord, le vrai est un moment du faux.
La reine des neiges.
Accroc à la poudre et au crystal meth, Elsa, « la reine des neiges »,
est une adolescente à problèmes. Sa famille tente tant bien que mal de
l’empêcher de sortir, et va jusqu’à la placer en isolement, mais rien
n’y fait ; le comble est atteint quand sa sœur la plante là avec le
premier pimp venu le jour de ses 18 ans. C’est alors qu’elle pète sa
coche dans un coming out chanté grandiloquent, la chanson Libérée, délivrée.
Décidée à assumer son amour de la poudre blanche, la chanson s’engage
dans une imagerie pas très subtile : « L'hiver s'installe doucement dans
la nuit / La neige est reine à son tour. » Dans un effort d’humilité,
le personnage accepte sa dépendance – « Le vent qui hurle en moi […]
est bien trop fort / J'ai lutté, en vain » – mais on ne décèle
malheureusement aucune volonté de s’en sortir. Au contraire, habitant
désormais « un royaume de solitude », Elsa rompt avec sa famille de
straight edge et assume complètement son destin de drop out :
Libérée, Délivrée
C'est décidé, je m'en vais
J'ai laissé mon enfance en été
Perdue dans l'hiver
Le froid est pour moi,
Le prix de la liberté.
On assiste alors à la pathétique expérience du junkie qui s‘enfonce,
devenu insensible au monde extérieur, « pas d'états d'âme, pas de
tourments / de sentiments ». Le reste raconte le faux soulagement des
paradis artificiels – « la tristesse, l'angoisse et la peur m'ont
quittées depuis longtemps » – jusqu’au délire des grandeurs : « Mon
pouvoir vient du ciel et envahit l'espace. » Bref, une œuvre d’un goût
franchement douteux même si, il faut l’admettre, la ligne « mes pensées
sont des fleurs de cristal gelées » s’imposera comme un classique du
stoner pop.
La guerre des tuques présente une image de la lutte sociale et
culturelle entre les dominants et les dominés. L’histoire raconte
comment une bande de bullies se mettent à neuf contre quatre pour
conquérir le fort construit par un nerd issu d’une communauté racisée.
L’armée des douchebags est dirigée par un tit-crisse nommé « Chicoine »
qui fait de son mieux avec l’illettré Chabot, deux jumeaux incapables et
d'autres anonymes qui sont là pour faire du nombre. De l’autre côté, on
trouve un éventail des dominés : un myope asiatique surnommé « les
lunettes », les deux seules filles du village et un chien malade. Les
douchebags se chicanent et font du ski-doo, alors que les dominés sont
entreprenants, débrouillards, intellectuels et supérieurs moralement ;
ils construisent donc un fort de neige magnifique que les autres,
planqués dans une grange à sniffer de l’essence, vont tenter de
conquérir.
De manière générale, le film offre un bel aperçu de la vie en société
avant les campagnes contre « la violence et l’intimidation » : les
jeunes ont résolu de jouer à la guerre, ils se garrochent des boules de
neige, s’insultent à tour de bras et se mettent en gang pour rire des
plus faibles. Il n’est pas anodin qu’on ne voit jamais les parents des
douchebags dans le film : s’ils existent, ils ont clairement failli à
leur tâche. Quant à l’histoire d’amour entre les chefs des factions
ennemies, si elle voulait rappeler Roméo & Juliette, elle jette
plutôt un regard froid sur la séduction avant Tinder, faite
essentiellement de rencontres inopportunes supposément dues au hasard –
ah, t’es (encore) là, toi? – et d’espionnage avec des jumelles. Le tout
devient franchement creepy quand, en pleine nuit, la bande de bullies
pourchasse la fille dans le bois au cri de « Attrapez-la! ». Il est très
difficile, à ce moment, de se souvenir qu’on écoute un film pour
enfants.
À la fin, le fort s’écroule sur le chien et renvoie une image du monde
réel : si les douchebags, toujours plus forts et nombreux, ne sont pas
venus à bout des êtres humains sensibles et généreux, ils ont quand même
tout décrissé ce qu’il y avait de beau et de bon dans la vie. Une
chanson de Nathalie Simard accompagne le générique, ce qui n’arrange
rien.
[Texte paru dans la revue anti-littéraire Le panier de crabes, # 3, on se souvient plus en quelle année.]